Extrait de l'entretien de Pierre ROSANVALLON dans l'EXPRESS du 8 juin 2016
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Qu'est-ce qui ne fonctionne pas dans les rapports entre les Français et leurs gouvernements ?
"Cela tient d'abord à la distance entre le langage des campagnes électorales et le langage gouvernemental. Le premier exalte la volonté, alors que le second insiste sur les contraintes et les difficultés. Les qualités du bon candidat ne sont du même coup pas celles du bon gouvernant.
Cet écart ne s'explique pas seulement par la logique du jeu politicien, il renvoie aussi à une forme de schizophrénie des citoyens eux-mêmes. Ils aiment la petite musique des promesses, le « tout est possible », le « quand on veut on peut ». La seconde racine du désamour tient à l'évolution de la manière de gouverner aujourd'hui. Il s'agit moins de dérouler un programme que de réagir à l'imprévu."
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Nuit debout est-il un symptôme du mal-gouvernement?
"La démocratie, ce n'est pas simplement choisir ses dirigeants avec son bulletin de vote, mais aussi s'impliquer, être consulté de manière permanente. Cette demande est d'autant plus forte que la société est de plus en plus éduquée. Nuit debout et Occupy Wall Street, malgré leur dimension relativement limitée, sont deux symptômes du besoin de prise de parole. Toutefois, le mal-gouvernement va au-delà : le monde politique ne réagit plus aux mouvements de la société, car il vit dans sa bulle. Les responsables des partis ne correspondent plus à la sociologie de leur électorat d'origine. Par exemple, il n'y a plus qu'un seul député communiste ayant une - lointaine - origine ouvrière !
Désormais, la demande de démocratie ne concerne pas seulement l'élection, mais ce qui se passe entre deux scrutins. Les comportements, les modes de prise de décision, la reddition de comptes, le contrôle de l'honnêteté des gouvernants deviennent essentiels."
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Comment parvenir à cette démocratie du quotidien ?
"Notamment par l'évaluation systématique des politiques publiques, par la culture de la responsabilité politique, inexistante en France - à la différence du Royaume-Uni. S'appuyer derrière la distinction entre la responsabilité et la faute est dangereux. Un pouvoir peut être plus fort s'il accepte, à certains moments, d'être plus vulnérable pour être crédible."
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Par quels mécanismes écouter les citoyens?
"Les partis politiques représentaient autrefois la société auprès des pouvoirs, maintenant ils sont les avocats, ou au contraire les accusateurs du pouvoir devant les citoyens. De son côté, le Parlement n'est plus un lieu de délibération - c'est-à-dire où l'on est susceptible de changer d'avis après avoir entendu des arguments. C'est une structure de validation, évolution liée à la présidentialisation des démocraties. Les fonctions d'évaluation, de contrôle, etc., doivent donc être assurées par d'autres institutions, avec des formes d'engagement direct des citoyens. Cette grande révolution démocratique est devant nous."