Voici la suite du discours prononcé par la Président d'Anticor lors d'un colloque à Aix en Provence les 6 et 7 septembre 2013
Intervention de Jean-Pierre Guis, président d’Anticor
« Un autre aspect de la question de l’élu, c’est la professionnalisation à laquelle nous assistons depuis plusieurs décennies maintenant. Cette professionnalisation représente une nouvelle perversion du sens du mot élu, et donc du sens de notre démocratie.
Historiquement, un mandat est une fonction temporaire attribuée par les électeurs à une personne qu’ils ont librement choisie. Ce principe date de la Révolution : à cette époque on insistait beaucoup sur la nécessité que les élus ne transforment pas en profession cette charge essentiellement honorifique qui leur était confiée par les autres citoyens. La perversion de ce principe provient essentiellement de deux causes, qui sont, nous le verrons, étroitement corrélées
- Le système indemnitaire
- Le cumul des mandats
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Nous assistons depuis quelques temps à une professionnalisation non dite de la politique. Que s’est-il passé ? L’idée de rétribuer ainsi les charges électives n’est pas une nouveauté, elle est apparue dans la Grèce ancienne. Mais en France c’est seulement depuis 1848 que certaines fonctions électives sont rémunérées. Cette rémunération marquait à l’origine un progrès démocratique indéniable, car elle permettait que les élus du peuple ne soient pas uniquement des personnes aisées.
En effet, l’exercice des fonctions électives a longtemps été réservé aux personnes riches, à ceux qui disposaient d’une fortune personnelle et qui pouvaient donc se dispenser d’avoir une activité professionnelle pour gagner leur vie. Ainsi, pendant la Révolution et les monarchies dites constitutionnelles (Restauration et Monarchie de Juillet), le suffrage était censitaire.
Par la suite, le suffrage universel a accordé le droit de vote à tous les citoyens majeurs. Et, pour respecter le principe d’égalité dans l’exercice du droit de chaque citoyen à devenir élu, on a décidé de donner aux « grands élus », durant leur mandat, les moyens de vivre dignement – et de pouvoir se consacrer entièrement à leurs fonctions.
Mais la République n’applique toujours pas intégralement ces principes. Aucune rémunération n’est prévue pour les centaines de milliers d’élus que sont les conseillers municipaux. Et le plus souvent, l’indemnité versée au maire est purement symbolique. Dans les 30 000 petites communes de France, le maire exerce sa fonction à titre gratuit ou presque, alors que sa charge est lourde en termes de temps et de responsabilités. Je souhaite ici leur rendre hommage. Ainsi qu’aux élus, conseillers généraux ou régionaux par exemple, qui abandonnent leur profession pour accomplir valablement leur mandat, ne sont pas réélus, et se retrouvent le bec dans l’eau.
En fait, dans la majorité des cas, les élus corrompus sont des « grands élus », qui sont indemnisés de façon très raisonnable voire généreuse. Pourquoi ? Parce que ces élus deviennent trop souvent des professionnels de la politique, parce que la politique devient pour eux un business et qu’un bon business ne se fixe que rarement des limites, parce qu’ils ne savent plus faire autre chose, parce qu’ils ne sont plus des élus mais des « politiciens ». La loi permet cette dérive, et je dirais même qu’elle l’induit. C’est donc elle qu’il convient de changer.
Par peur de perdre leur gagne-pain (on pourrait presque dire « par peur de perdre leur emploi »), ces élus cumulent souvent plusieurs mandats (le raisonnement est le suivant : si je perds un de mes emplois j’en garderais au moins un autre, ne serait-ce que pour assurer ma subsistance et celle de ma famille). On voit bien en quoi l’autorisation de cumuler plusieurs mandats détruit les élus, détruit la dignité des élus et transforme la majorité d’entre eux en professionnels de la politique dont l’unique préoccupation est d’éviter le contrôle des citoyens, et bien sûr leur sanction. Je souhaite, là encore, rendre hommage à ceux d’entre eux qui résistent à la tentation de la professionnalisation, qui refusent de cumuler leurs fonctions (41% des députés ne sont pas des cumulards), qui par conviction préfèrent rester des élus, au sens que je donnais tout à l’heure à ce mot. A savoir une fonction temporaire, attribuée par les électeurs à une personne qu’ils choisissent. Ce principe remonte d’ailleurs à la Révolution, pendant laquelle on insistait sur la nécessité que les élus ne transforment pas en profession une charge honorifique et fonctionnelle confiée directement par les citoyens.
Peut-on dire qu’aujourd’hui les élus sont trop indemnisés ? Je ne le pense pas, et notre problème n’est pas là. Le problème c’est la professionnalisation de la politique, due au cumul des mandats notamment dans le temps. Est-il normal que certains élus se constituent des fiefs sur lesquels ils règnent pendant parfois pendant des dizaines d’années, devenant ainsi des barons ou des despotes locaux ? Mais ce n’est pas tout : la limitation dans le temps en faveur de laquelle Anticor se bat depuis des années, c’est aussi une façon d’éviter les tentations et les compromissions, d’éviter qu’un élu soit englué dans les intérêts d’un territoire, qu’il devienne l’ami personnel de tous, qu’il perde ainsi sa vigilance et le sens de ses responsabilités, et qu’au final il se laisse corrompre.
C’est d’ailleurs pour ces mêmes raisons que les préfets, les militaires, les diplomates, les receveurs des impôts ne restent pas en poste plus de 3 ans. Les élus, de la même façon, ne doivent donc pas rester au même poste pendant 15, 20 ou 30 ans.
Mais revenons sur l’indemnité des élus. Je viens de le dire, ce n’est pas son montant qui nous pose problème, c’est le fait qu’il puisse devenir une pension à vie, et également certains avantages non-contrôlés par les citoyens (je pense à la fameuse IRFM, l’indemnité de représentation et de frais de mandat, ce que l’on appelle parfois « l’argent de poche des députés », 6500€ par mois, sans que soit demandée la moindre note de frais, le moindre justificatif). Vous avez entendu parler comme moi de ce député qui avec cette cagnotte payait les vacances de sa famille en Jordanie, si nous avions le temps j’aurais d’autres histoires croustillantes à vous raconter …
Claude Bartolone a fait baisser de 10% cette indemnité, qui est, elle, je le précise, exonérée d’impôts. Mais cette mesure est très insuffisante. Ce qu’il faut c’est qu’il y ait un contrôle, que des justificatifs soient exigés. Le député Nouveau Centre Charles de Courson, qui a reçu l’année dernière un des Prix de l’Ethique décernés par Anticor, avait été l’un des premiers à prêcher dans le désert dès 2009. Il avait proposé que la Cour des comptes puisse “vérifier, sur un échantillon tiré au hasard, s’il est fait bon usage” de l’IRFM. Après lui, le Vert François de Rugy avait déposé une proposition de loi pour obliger les députés à rendre publique l’utilisation de leur cagnotte. Mais en vain. Il semblerait néanmoins que des améliorations soient en cours, attendons de voir.
Quant à l’indemnité normale des députés, elle n’est en elle-même pas déraisonnable. Les députés perçoivent une indemnité de base de 5 514,68 € à laquelle viennent s’ajouter :
•une indemnité de résidence (3%),
•une indemnité de fonction (25% du total) non imposable.
Soit une somme brute de 7 100,15 €. Après soustraction des différentes cotisations sociales, on atteint un revenu net mensuel de 5 148,77 €.
Mais n’oublions pas que les indemnités liées à un mandat local, même si elles sont plafonnées à 2 757,34 € brut, viennent pour les parlementaires cumulards se rajouter à l’indemnité de base. Donc les députés cumulards (59% d’entre eux) peuvent toucher jusqu’à 7 200 € environ, net mensuel (à comparer avec l’indemnité des députés allemands qui en janvier 2013 touchaient une indemnité mensuelle de 8 252 €). 7200€, c’est le salaire moyen d’un dentiste ou d’un gynécologue. Il n’est pas certain que le montant de cette indemnité soit, en lui-même, une aberration. Il faudrait cependant rajouter à cette somme les fonctions exécutives non électives qui ne sont pas soumises à la limitation du cumul, et sont autant de leviers du pouvoir. Or Adrien Roux, dans son exposé d’hier, nous a montré que « plus il y a de pouvoir, plus les risques de corruption existent ».
Mais la catastrophe que représentent pour notre démocratie la professionnalisation de la politique et le cumul des mandats, provient de l’ensemble des mécanismes connexes – j’en ai cité quelques-uns, il faudrait en citer d’autres mais mon temps de parole s’achève. Il nous faudrait aussi, et surtout, parler de l’urgence de mettre en place un statut intelligent de l’élu, parler de la responsabilité des élus, du dévouement et des compétences de l’immense majorité d’entre eux. Pour ces élus, les expressions « intérêt général» ou « Bien Public» ont encore un sens. Je les invite à rejoindre Anticor, pour que ne s’éteigne pas la flamme républicaine, pour faire mentir celles et ceux qui, avec gourmandise, prédisent cette extinction. »