Observons d'abord que le jargon politicien qualifie sytématiquement d'opposition tout groupe d'élus ou toute expression politique émettant des opinions non conformes à la volonté de la majorité. L'étiquetage "opposition" est une façon de stigmatiser les minorités politiques qui comme toute minorité ont un droit d'existence et d'expression. Classer a priori toute minorité dans le camp des opposants, c'est traiter en fait ses élus d'individus hostiles, négatifs, bornés, donc nocifs avec lequel tout dialogue est stérile. Par tactique, la minorité est taxée d'opposition et l'opposition jugée idiote par la majorité puisque insoumise à sa discipline. Est-ce acceptable parce que c'est convenu et banal? Est-ce blamable parce qu'incorrect? La question a été posée hier de façon anecdotique par le blâme symbolique infligé au maire de Saint-Cyprien à propos d'un twitt "bête et méchant" de son directeur de cabinet (Cf. l'Indépendant du 29 novembre et d'autres blogs). Pour tenter d'y répondre sérieusement, relisons les commentaires qu'Alexis de Tocqueville écrivait en 1835 sur la tyrannie de la majorité et ceux d'un auteur contemporain, Pierre Calame.
Alexis de Tocqueville écrivait :
" Qu'est-ce donc une majorité prise collectivement sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme la minorité? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour une majorité? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts?
....................................
Je pense donc qu'il faut toujours placer quelque part un pouvoir social supérieur à tous les autres, mais je crois la liberté en péril lorsque ce pouvoir ne trouve devant lui aucun obstacle qui puisse retenir sa marche et lui donner le temps de se modérer lui-même.
La toute-puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Son exercice me parait au-dessus des forces de l'homme, quel qu'il soit, et je ne vois que Dieu qui puisse sans danger être tout-puissant, parce que sa sagesse et sa justice sont toujours égales à son pouvoir.
II n'y a pas donc sur la terre d'autorité si respectable en elle-même, ou revêtue d'un droit si sacré, que je voulusse laisser agir sans contrôle et dominer sans obstacles. Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de tout faire à une puissance quelconque, qu'on appelle peuple ou roi, démocratie ou aristocratie, qu'on l'exerce dans une monarchie ou dans une république, je dis: là est le germe de la tyrannie, et je cherche à aller vivre sous d'autre lois."
En 2012, dans son livre « sauvons la démocratie ! », Pierre Calame a traité la question d'un autre point de vue en distinguant de la « démocratie formelle, démocratie occupationnelle" ce qu'il nomme "la démocratie substantielle". La première, c’est le rituel électoral vécu comme une compétition sportive, spectacle captivant mais sans réelle portée. La seconde, c’est la démocratie participative, appliquée à des sujets mineurs ou locaux pour donner aux gens le sentiment qu’ils ont encore prise sur quelque chose. Avec une démocratie substantielle, "les citoyens retrouveraient la capacité à penser une communauté de valeurs et de destin et à peser ensemble, aux bons niveaux, selon les bonnes méthodes, dans la bonne direction pour orienter cette destinée" Mais ajoute-t-il cette démocratie substantielle reste à réinventer.
Pourquoi ? parce que l'élection qui dégage une majorité confond légalité et légitimité. L’idée fondatrice de la démocratie représentative est que légalité est légitimité se confondent puisque le peuple choisit librement ses dirigeants, dans une majorité, donc ses lois, celles de la majorité. Or, la légitimité est un concept subjectif, non réductible à la seule légalité formelle: c’est d'un côté la perception des citoyens qu’ils sont bien gouvernés et c’est de l'autre côté la capacité du pouvoir politique de maintenir la croyance qu’il est le plus approprié pour la société. Il n’y a pas de gouvernance sans soumission volontaire de chacun aux règles publiques ce qui implique que ces règles soient estimées bonnes et ses auteurs respectables et efficients. Or, la démocratie représentative ne garantit plus une gouvernance légitime, car les formes de l’action publique ne sont plus adaptées aux besoins réels de la société.
D’où la nécessité de repartir à la base, de refonder la légitimité sur un certain nombre de critères et sur la manière de les mettre en œuvre. Concrètement, Pierre Calame en identifie cinq qui sont en effet essentiels pour prévenir de la tyrannie majoritaire:
- répondre à un besoin ressenti par la communauté
- reposer sur des valeurs et des principes communs et reconnus
- être équitable
- être exercé efficacement par des gouvernants responsables et dignes de confiance
- respecter le principe de moindre contrainte.
Sans doute vaudrait-il mieux évaluer la démocratie ou la tyrannie locale selon ces critères de démocratie plus ou moins substantielle plutôt que sur les défoulements d'un acolyte irresponsable.