Footeux déçu et surtout citoyen inquiet, un fidèle supporter nous envoie ce commentaire sagace :
" Il n’est pas question pour moi de disserter sur les choix du sélectionneur ni sur les qualités réelles ou supposées des joueurs. Je m’en sens d’ailleurs totalement incapable sauf à répéter ou à paraphraser les doctes arguments que les experts nous assènent en boucle ces jours-ci. Mais cette rencontre m’a paru d’emblée intéressante, car riche d’enseignements, à vrai dire dès l’entrée des joueurs sur le stade.
En jaune, les Ukrainiens se tiennent en ligne, chacun ayant devant lui un jeune enfant, fille ou garçon, de jaune vêtu également, préfiguration d’une promesse de relève encore lointaine. En bleu, notre vaillante équipe nationale tient elle aussi la ligne, pareillement doublée de onze mini footballeurs aux regards espiègles et ravis.
Immédiatement cependant on devine un relâchement dans les rangs français, comme un agacement dans l’attente des hymnes. Je mets ce flottement sur le compte du désir et de l’impatience d’en découdre. Les hymnes justement. D’abord la Marseillaise, correctement jouée et guerrière à souhait, quelque peu…excessive dans ses paroles ; mais on en connaît l’origine. Cela ne paraît pas d’ailleurs troubler notre représentation nationale globalement muette comme l’atteste le lent et révélateur travelling de la caméra sur des visages sans expression et d’une vacuité inquiétante ; concentration oblige sans doute ! Quelques lèvres remuent cependant, laissant échapper des paroles décalées ; quelques couacs retentissent mais tout cela manque de conviction. Les enfants bleus, eux, dodelinent et roulent des yeux, mâchouillant pour certains un invisible mais irrespectueux et persistant chewing-gum. Malaise…
Les jaunes à présent : le regard lointain rivé sur le mont Hoverla, le toit de l’Ukraine, la main sur le cœur dans un geste d’amour collectif, figés et tendus vers une même espérance et une même fierté, ils chantent …tous ensemble. Attitude semblable des petits jaunes, main sur le cœur, regard fixe et chant assumé dans la gigantesque et touchante cacophonie du stade de Kiev. Curieusement, dès cet instant, la messe m’a paru dite. Le supplément d’âme qu’apporte la conscience d’une mission à remplir, la force qui se dégage d’un collectif soudé, transcendent les intérêts particuliers qui s’effacent un temps pour se mettre au service d’un collectif plus large. Les jaunes allaient gagner ; non pas parce qu’ils chantaient, mais parce qu’ils chantaient ensemble, promesse d’une égrégore porteuse de sens, d’énergie et de victoire.
Je n’aime pas inconditionnellement les drapeaux et je sais replacer les chants patriotiques dans leur contexte. Ces symboles fédérateurs ont cependant un véritable pouvoir d’entraînement lorsque tel ou tel milieu, éducatif, sportif, culturel ou politique, veut renforcer son message en le légitimant au nom d’une Histoire commune par un appel à l’union. Pour autant, je connais les dangers de ces démarches qui peuvent, sans conscience claire des fiertés à promouvoir, aboutir à une parodie grotesque et clochemerlesque du sentiment patriotique ou, pire, à de stupides comportements d’intolérance et d’exclusion…
La « bande à Ribéri » a-t-elle conscience de cela ? Les joueurs sont-ils « éduqués », préparés, aux enjeux de leur mission et leur a-t-on correctement décodé le cérémonial ? Sont-ils conscients que leur victoire ou leur défaite sera par procuration celle de millions d’adeptes, jeunes et moins jeunes, et que leur désinvolture de mercenaires du sport dessert leur pays, lui qui les a sélectionnés et dont ils tirent profit et gloire ? Sont-ils prêts à se dépasser pour mettre en commun leurs talents et à s’oublier pour faire prévaloir l’intérêt du groupe ? Ou bien, prioritairement désireux de satisfaire leur club nourricier, ne considèrent-ils la sélection nationale que comme un moyen de conforter leur ego ?
Poser ces questions, c’est déjà douter. C’est aussi interpeller les éducateurs et les décideurs sportifs sur la signification et le rôle du sport dans la société. C’est alerter les politiques sur le danger de récupération abusive ou inopportune des valeurs patriotiques. Phénomène de société, le football tient une place à part dans la hiérarchie des sports collectifs par son caractère intergénérationnel et par sa large couverture médiatique. Son succès lui impose des codes de conduite qui ne peuvent reposer sur les seules considérations financières, du moins si ce sport veut garder son statut de vecteur d’éducation.
Car on ne peut demander au seul responsable local d’association, au seul président local de club sportif, de porter haut les vertus et les valeurs de sa discipline alors même que ces vertus et ces valeurs sont ouvertement bafouées et perverties par le haut niveau censé montrer l’exemple. Mais on ne saurait accepter non plus au plan local un alignement cynique sur des pratiques fédérales lorsqu’elles desservent d’évidence les objectifs éducatifs démocratiquement choisis et subventionnés."