« La cannibalisation suicidaire d’un fleuve moribond », c’est le titre – un peu pompeux sans doute mais réaliste - que je donnerais s’il me fallait résumer le reportage consternant diffusé jeudi 9 octobre 2014 par « envoyé spécial ».
Le fleuve coule en Indonésie. Son nom m’a échappé … mais je suis tenté de le surnommer « démocratie ». Il jaillit du tréfonds de la terre en bouillonnant mais peu à peu ses gros flocons sableux s’apaisent, le sable se dépose et l’eau purifiée s’étale limpide et transparente. Un homme, simple mais dévoué, veille sur la source, prie chaque matin, sans qu’on sache s’il s’agit d’actions de grâce ou d’imploration. Quoiqu’il en soit le flot lui échappe, il fuit de l’enclos sacré et se répand librement dans l’espace pour le bonheur de ses riverains. Les enfants y jouent et apprennent à nager, les femmes y recueillent l’eau pour la cuisine et la toilette familiales, elles y font la causette, les hommes pêchent la nourriture, la campagne verdoie, tout paraît illustrer le bonheur simple et naturel et préfacer l’éternité.
Quelques kilomètres en aval, le fleuve agonise sous les mauvais traitements que lui ont infligés certains riverains et tous les autres en voient leurs existences chamboulées. La surface du fleuve se teinte peu à peu, écume ici ou là pour baliser quelque égout de la vie dite civilisée, l’eau s’épaissit, fonce, empeste et finalement charrie un épouvantable tapis flottant de déchets, d’ordures, d’immondices, de pourritures, de rats et de poisons.
Le fleuve se meurt, intoxiqué par les rejets de puissants et d'irresponsables, et tous ceux, hommes, animaux, végétaux, qui vivaient du fleuve ou près de lui en souffrent, en meurent ou s’y adaptent. Les comportements de chacun sont bouleversés. Les corps sont atteints par les diverses pollutions du milieu, la vie sociale également. Symbole fort de cette mutation régressive : le pêcheur ne jette plus ses filets, ne lance plus ses lignes, il ne vit plus du poisson, sa barque louvoie désormais dans l’épaisse nappe de détritus et l’homme ramasse à mains nues les tessons de plastique ou autres déchets récupérables, on dit recyclables pour une deuxième vie.
Les humbles riverains du fleuve stérilisé par les riverains puissants ou irresponsables se bricolent ainsi une nouvelle existence, de récupération et de survie. Ils supportent ce qui semble inévitable, ils prennent la vie au jour le jour, explique le journaliste. C’est dire qu’ils tentent de s’accommoder de cette fatalité faute de pouvoir la combattre ou s’en préserver. Les femmes taillent aux ciseaux des rondelles de plastique ou sélectionnent les bouchons ; les hommes en garnissent des sacs volumineux qu’ils vont échanger contre quelques centimes d’euro le kilo et les enfants croient que tous les fleuves du monde sont bruns en profondeur et bariolés en surface. Tous se résignent en s’adaptant à la pollution, ils la côtoient, ils l’exploitent, ils croient en survivre et ils en meurent insidieusement.
Les reporters observent que la pollution génère une économie nouvelle, remodèle la société et les existences de ceux qui y survivent. Ils n’osent pas dire que les plus roublards, ou les plus malhonnêtes, parviendront même à en prospérer.
Mais pour conclure sur une note d’optimisme,
ils estiment que l’énormité des dégâts
tend à susciter un réflexe, sinon un remords,
prometteur
... de promesses d’assainissement.
Voilà pourquoi on peut surnommer ce fleuve « démocratie »